9/14/2010

Etatisation et solitude

Etatisation et solitude
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ssai sur la politique de J.-J. Rousseau

JUNJI SATO (l'Université de Hokkaido, Japon)

La question qui va se poser dans cette étude sera celle du rapport entre l’étatisation et de la solitude. L’on entend ordinairement par l’étatisation le système économique et social, lui-même synonyme de « nationalisation ». Mais il s’agit ici d’une acception plus élargie et généralisée par la théorisation de l’Etat qu’a effectuée Michel Foucault. L’étatisation exprime ici un processus de généralisation de l’ensemble des technologies gouvernementales. Elle concerne donc directement la question générale des techniques, c’est-à-dire « des procédés qui ont été inventés, perfectionnés, qui se développent sans cesse ». Cela dit, que l’on se garde de confondre les techniques et les appareils. Car, ce qui est à analyser, c’est plutôt la technologie du pouvoir (l’étatisation) que l’appareil idéologique d’Etat.

Privilégier l’appareil d’Etat, la fonction de conservation, la superstructure juridique, est, au fond, « rousseauiser » Marx. C’est le réinscrire dans la théorie bourgeoise et juridique du pouvoir[].

L’analyse d’un mécanisme de légitimation sur le plan de la société, ou d’un impératif d’aimer la loi ou les lois sur le plan idéologique, n’est en fait qu’une repise des thématiques classiques de la « philosophie politique ». « Rousseauiser », c’est, sous cet angle, une récupération d’une pensée dans la « philosophie politique » foncièrement « bourgeoise », dans la mesure où elle ramène toutes les analyses politiques aux normes éthiques, aux consensus langagiers et discursifs. Mais, alors, qu’est-ce qui se défend dans la pensée rousseauiste contre une telle récupération de la « philosophie politique » ? Ne faudrait-il pas dé-rousseauiser, non pas « l’impensée » soumise aux idéologies, mais la pensée de Rousseau qui témoigne de la question de la τέχνη (technè) ? Que peut-on finalement sauver parmi divers arguments rousseauistes, non pas par les analyses de l’ « appareil idéologique d’Etat », mais par les analyses opérées sous une nouvelle lumière de technicité ?

Nous partons, de prime abord, de la problématique foucaldienne de la gouvernementalité, pour nous approcher, ensuite, des textes de l’Emile ou du Contrat social. Nous discuterons finalement d’une possibilité de défense contre le processus d’étatisation, et d’une forme de résistance particulière que suggère la solitude de J.-J.Rousseau.

I. Pour introduire une problématique : Foucault et la biopolitique.

Au fur et à mesure que se publient les cours de Michel Foucault au Collège de France, se dessine une configuration de ses travaux. Et l’on a naguère commencé à reconnaître à quel point ce grand philosophe qui était, en même temps, un grand historien des « matières non formées, non organisées[]» , un cartographe au sens deleuzien du terme, avait profondément mesuré l’importance du 18ème siècle pour mieux comprendre les Temps modernes. Pour Foucault, il était essentiel de montrer la potentialité et la portée de la « naissance de la biopolitique » dans la France du 18ème siècle.

C’est la crise du dispositif général de gouvernementalité, et il me semble que l’on pourrait faire l’histoire de ces crises du dispositif général de gouvrenementalité tel qu’il a été mis en place au 18ème siècle[]

Foucault a essayé d’établir la biopolitique basée sur le triptyque conceptuel suivant : la crise, le dispositif, la gouvernementalité. De quelle crise du 18ème siècle s’agit-il? Ce n’est pas celle de la « conscience européenne », telle que l’a décrite P. Hazard, c’est-à-dire la conscience qui reconnaît, certes, des moments critiques dans l’histoire, mais seulement pour les effacer aussitôt par la force synthétique de la raison. Il est clair que la « crise » conçue par Foucault, se différanciant de part en part d’une telle crise de la conscience, opère un repérage et une description des conditions de discontinuité, d’effondrement, au niveau des « systèmes de positivités » : la « crise » comme alternance radicale d’une positivité autre.

Le passage d’une positivité à l’autre doit susciter diverses conséquences : la perte de légitimité, de certitude, d’identité. Ce qui est menacé dans une telle crise profonde, c’est l’ordre lui-même qui règle, en dernière instance, la vie de chacun. Lors de la crise du 18ème siècle, il a fallu, donc, inventer une série de nouveaux dispositifs dont le but était tout spécialement la remise en jeu de la gestion de l’Etat. C’est pourquoi l’un des objets privilégiés de ces nouveaux dispositifs était la population, ou l’idée du gouvernement de la population. Expliquons-nous un peu davantage. A l’époque du mercantilisme, la richesse d’une nation était censé se constituer par les pratiques du commerce, bien sûr, mais c’était la possibilité d’augmenter la population, la main-d’œuvre, la production, et d’obtenir des armées fortes et nombreuses grâce à cet enrichissment par le commerce.

Au 18ème siècle, c’est-à-dire à l’époque des physiocrates, se développe la prise de conscience théorique que la population, au lieu d’être la simple somme des sujets qui habitent un territoire, est en fait « un variable dépendant d’un certain nombre de facteurs », tels que « le système des impôts, l’activité de la circulation, la répartition du profit », un variable, donc, qui peut « s’analyser rationnellement []». D’une telle analyse rationnelle résulte un ensemble technique pour la modification artificielle de la population. Ainsi appaît le cadre général d’une « biopolitique » :

Et, pour gérer cette population, il faut entre autres choses une politique de santé qui soit susceptible de diminuer la mortalité infantile, de prévenir les épidémies et de faire baisser les taux d’endémie, d’intervenir dans les conditions de vie, pour les modifier et leur imposer des normes [...] et d’assurer des équipements médicaux suffisants. Le développement à partir de la seconde moitié du 18ème siècle de ce qui fut appelé Medizinische Polizei, hygiène publique, social medecine, doit être réinscrit dans le cadre général d’une « biopolitique »[...][].

La révolution scientifique, commencée au 17ème siècle, atteint son premier sommet au 18ème siècle, époque où se généralisent les processus de rationalisation, die Aufklärung, les Lumières, dans tous les domaines, spécifiquement dans celui des vivants : la population est considérée comme un ensemble d’êtres vivants techniquement contrôlables. Et la notion de biopolitique a de graves conséquences à l’égard de la pensée politique de J.-J. Rousseau. La notion de biopolitique explique, comme le témoigne Foucault d’ailleurs, les différences fondamentales qui se creusent entre le texte rousseauiste de l’Economie politique et celui du Contrat sociale.

Lisez les deux textes de Rousseau. Le premier, chronologiquement, c’est-à-dire l’article « Economie politique » de l’Encyclopédie, vous y voyez comment Rousseau pose le problème du gouvernement et de l’art de gouverner en enregistrant précisément ceci [...] : le mot « économie » désigne essentiellement la gestion des biens de la famille par le père de famille ; mais ce modèle ne doit plus être accepté, même si l’on s’y référait dans le passé. [...] Puis il écrira le Contrat social, dont le problème sera précisément de savoir comment, avec des notions comme celles de « nature », de « contrat », de « volonté générale », on peut donner un principe juridique de la souveraineté et aux éléments par lesquels on peut définir et caractériser un art du gouvernement[].

C’est dans cette différence, ou dans cette ouverture liée à la discontinuité ainsi repérées par Foucault que nous aimerions effectuer une analyse. En effet, entre le texte de l’Economie politique, qui apparaît en 1754 dans une configuration contextuelle de l’Encyclopédie (la relation avec les physiocrates est aussi indiscutable que hautement complexe) et celui du Contrat social publié en 1762, il y a rupture ou discontinuité à l’égard du concept de famille. Au cours des années qui séparent ces deux textes importants, le modèle économique de la famille (oikos) fut substitué par le concept de dispositif biopolitique de la gouvernementalité. Nul ne saurait ainsi nier que Rousseau a joué un rôle de premier plan dans une longue élaboration théorique de la gouvernementalité. A partir de ce tournant décisif des temps modernes, de ce passage du modèle de famille à celui de gouvernement, les techniques pour gouverner n’ont cessé de se perfectionner, de sorte que l’on annonce enfin l’arrivée inquiétante de la « société de contrôle »[]. Cela n’empêche point qu’à travers ce processus de raffinements techniques de la gouvernementalité, se dégage sur le plan théorique un certain « retrait de l’Etat ». C’est que l’Etat perd ses contours précis, d’autant plus qu’il se réduit à une série interminable de procédés fonctionnels,.

L’Etat, ce n’est pas un universel, l’Etat ce n’est pas en lui-même une source autonome de pouvoir. L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet, le profil, la découpe mobile d’une perpétuelle étatisation, ou de perpétuelles étatisations, de transactions incessantes qui modifient, qui déplacent, qui bouleversent [...] les sources de financement, les modalités d’investissement, les centres de décision, les formes et les types de contrôle, les rapports entre pouvoirs locaux, autorité centrale etc. [...] L’Etat, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples[].

Une « perpétuelle étatisation » dynamique, ou un devenir-Etat, au lieu de l’Etat stable et structuré, des « transactions incessantes » au lieu de l’unité étatique qui est un point central de pouvoir. Si l’Etat est une représentation théorique d’une société en tant que corps unitaire et unifié, l’étatisation est un nouveau concept pour substituer à une telle structure étatique une juxtaposition et une coordination, un disjonctif de différents pouvoirs, « un archipel de pouvoirs différents[] » selon l’expression foucaldienne.

Mais si l’étatisation est un processus historique qui ne pouvait faire autrement que de se développer par étapes, n’est-il pas nécessaire, non seulement d’en penser les conditions réelles, mais aussi d’analyser les diverses formes d’obstacles ou de résistance qui s’y opposent? Et les mécanismes de défense contre l’étatisation triomphante ne sont-ils pas de retour dans la pensée spécifiquement rousseauiste sous forme de solitude, à savoir un incessant souci d’être soi-même et de se mettre hors de la portée de la société?

« Me voici donc seul sur la terre... » : ce fameux incipit des Rêveries, ne marque-t-il pas la portée historique et sociale de cette solitude du promeneur solitaire ?

Nous sommes donc entrés de plain-pied dans une certaine problématique d’étatisation et de solitude chez J.-J.Rousseau. Suivons quelques textes tirés de l’Emile, pour nous appuyer ensuite sur Du Contrat social, afin d’en dégager le concept de population qui reste encore masqué par des descriptions d’une apparente généralité.

II. Rousseau : les techniques de l’étatisation

Il y a tout d’abord étatisation : un processus de généralisation de la gouvernementalité. Et, d’autre part, solitude : les effets de certaines formes de vie, qui organisent tant bien que mal des résistances sur le niveau individuel, face au processus imposant de l’étatisation. L’enjeu peut se formuler sommairement comme suit : le processus de l’étatisation, concept développé par Foucault, a-t-il exclu ou refoulé la solitude individuelle, ou bien convient-il d’y voir une articulation spécifique entre la société et l’individu?

C’est une question à laquelle il est difficile de répondre sommairement, aussi bien sur le plan de l’histoire politique que sur celui de l’histoire des idées de l’individualité. La difficulté tient à deux raisons, au moins. La première: étatisation, pourrait couvrir deux processus: d’une part, celui de l’intégration à l’intérieur d’une territorisation de pouvoir des sociétés, des communautés, des ordres, des états, bref à l’étatisation d’une société de miettes, de fragments, d’ordres minuscules.

Il faut rappeler ici l’analyse classique de Roland Mounier qui se trouve dans son livre majeur :Les institutions de la France sous la monarchie absolue 1598-1789, publié en 1974. Avant l’absolutisme, la société française était une société d’Ordres, « Ordre » au pluriel, « c’est-à-dire que la répartition des groupes sociaux en strates sociales hiérarchisées s’y fait d’après l’estime sociale, l’honneur, la dignité, attachés par la société à des fonctions sociales sans rapport direct avec la production des biens matériels » (R.Mounier, Les institutions..., PUF, « Quadrige », p.15). On sait qu’au cours du siècle de Louis XIV, du Grand Siècle, le pouvoir unique royal traversa toutes ses parties dont les groupscules d’ordre de la société traditionnelle, et ce pouvoir du Roi organisa tout en laissant la structure fragmentaire et fragile la société de l’Ancien Régime. L’étatisation de ce sens premier s’oppose donc à la société d’Ordres et de groupes divisés et hiérarchisés.

La deuxième raision serait que ce caractère hautement complexe de la société française influence probablement celui de la Révolution de 1789 et le débat séculaire concernant son caractère. Il faudrait au moins constater qu’une telle complexité implique une certaine continuité de la société française, non pas une continuité de la structure « essentielle ou permanente », mais une continuité du processus social qui a commencé au cours de 18ème siècle, et qui se développe au-delà du 19ème siècle. C’est là le processus d’étatisation au sens le plus profond dont l’interrogation est maintenant nécessaire. Et c’est précisément cette seconde étatisation qui a été longuement élaborée par Michel Foucault, comme nous l’avons vu. Récapitulons les deux poins fondamentaux de cette discussion :

1)Le gouvernement correspondrait à la question de l’instance de techniques politiques et du pouvoir.

2)La biopolitique serait le pouvoir et la vie, ou la naissance de la technè moderne de la population.

Comment articuler ces deux points? Ils relèvent tous doux de la technicité, de l’art, de l’art de gouverner les hommes vivants, l’art de gouverner la vie (bio en grec). Or dans la technicité ou l’art n’est possible que dans une certaine distance : l’art de gouverner est nécessaire là où il faut maintenir, renforcer, protéger une société qui n’est plus un ensemble globale et intégral constitué par les sujets et le territoire. Là est la question pour Machiavel au 16ème siècle lorsqu’il affronte le processus de désintégration de la principauté. D’où la solitude du Prince, le prince solitaire qui gouverne tous les autres. C’est la solitude imposée par la technicité politique-policière, de la gouvernementalité. La solitude en ce sens, c’est la situation d’un individu, « nu, pauvre, solitaire », exposé foncièrement aux techniques.

Prenons pour l’exemple le cas de l’Emile de Rousseau, parce qu’il s’agit, au fond, de la technicité de l’éducation. L’éducation en tant que telle est un art de gouvernement.

Jeune instituteur, je vous prêche un art difficile; c’est de gouverner. Cet art, j’en conviens, n’est pas de votre âge; (...) mais c’est le seul propre à réussir. (OC. IV, 362, souligné par nous[10])

L’éducation comme art se développe selon 3 temps.

-Education physique ou naturelle : dans la construction globale d’une subjectivité, sont nécessaires des techniques pour gouverner l’élève.

-Crise de la puberté : gouvernement de soi, contrôle de la sexualité.

-Gouvernement de la population ; mariage et sexualité

Mais quelle est la relation entre le gouverneur et l’élève? Rousseau la décrit comme analogique à celle entre un prince qui gouverne et une république qui se rebelle pour garder son indépendance.

Dans les éducations les plus soignées le maître commande et croit gouverner; c’est en effet l’enfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu’il lui plaît, et il sait toujours vous faire payer une heure d’assiduité par huit jours de complaisance. A chaque instant il faut pactiser avec lui. Ces traités que vous proposez à votre mode et qu’il exécute à la sienne tournent toujours au profit de ses fantaisies[...]. L’enfant, pour l’ordinaire, lit beaucoup mieux dans l’esprit du maître que le maître dans le cœur de l’enfant, et cela doit être; car toute la sagacité qu’eut employé l’enfant livré à lui-même à pourvoir à la conservation de sa personne il l’emploie à sauver sa liberté naturelle des chaînes de son tiran. (OC. IV, 362)

La métaphore ainsi utilisée par Rousseau explique clairement la situation : l’instituteur incarne l’autorité politique contre laquelle l’élève se rebelle. Il ne faut surtout pas sous-estimer le désir conçu par l’élève pour une indépendance totale. L’élève, c’est un être acharné à garder sa liberté, comme un peuple rebelle. Si le gouverneur croit faire une communauté avec son élève, il se trompe. S’il s’identifie à son enfant, il fait des erreurs et des illusions. Car il n’y a qu’une fausse communauté entre le gouverneur et l’élève. Ce n’est qu’une illusion idéologique et factice. Le gouverneur doit donc garede une certaine distance par rapport à son élève, une marge de manœuvre technique. Comme le cas du Prince, l’art de gouverner suppose une distance, voir une certaine incommensurabilité ; « car, disait Machiavel, les buts du peuple sont plus honnêtes que ceux des grands, les uns voulant opprimer, l’autre ne pas être opprimé » (Le Prince, ch.IX).

Une relation distanciée et techniquement maintenue rend possible le gouvernement de l’élève. Cette sorte de relation est surtout nécessaire lorsque l’adolescent traverse une « crise » de puberté. En ce moment où la subjectivité de l’élève est ébranlée par l’avènement de la sexualité, le gouverneur doit y intervenir d’une façon technique et calculée pour « sauver » l’adolescent. Contrôler la sexualité tout en préparant le mariage qui est le fondement social de la population. L’enjeu de cette éducation, c’est donc de gouverner la sexualité.

Il serait possible de continuer ainsi une relecture entière de l’Emile (1762) comme texte majeur de la naissance de la biopolitique. Si l’on confronte ce texte avec celui de Quesnay entre autres, si l’on pense au texte du chef des physiocrates, au texte intitulé « Hommes » (c’est un manuscrit préparé pour l’Encyclopédie, achevé probablement en 1757. Mais l’article n’y est pas, car Quesnay ne le voulait pas apparaisse dans un contexte politique de répression contre les Encyclopédistes), on voit clairement l’importance de la discussion touchant la population dans le dispositif discursif au milieu du 18ème siècle. Mais c’est indéniablement Du Contrat social qui est un grand texte en ce qui concerne la population. En effet, le chapitre 9 de la 3ème partie du Contrat social intitulé : « Des signes d’un bon Gouvernement » est un texte capital pour ce qui est de la question technique de la population.

Quelle est la fin de l’association politique ? C’est la conservation et la prospérité de ses membres. Et quel est le signe le plus sûr qu’ils se conservent et prospèrent? C’est leur nombre et leur population.

La population est un indice de la richesse d’une nation, « le signe le plus sûr » de la prospérité[11]. Or l’utilisation des signes construit un ordre abstrait au sein duquel la cohérence des signes devient systématique. C’est sur cette base de la signification, du système des signes abstraits que se construit l’ensemble des dispositifs d’administration et de contrôle. D’où vient, donc, la systématisation de la masse très nombreuse qu’est le peuple : sur un plan théorique, la multitude se voit représentée par les signes que les techniques administratives finiront par contrôler, voire manipuler. Ce qui se produit ici, c’est ce que Foucault appelle la naissance de la biopolitique, c’est l’avènement d’un contrôle qui parvient à notre intimité même, la sexualité, régissant jusuqu’à notre naissance et notre mort. Nous sommes dès lors entièrement exposés à la gouvernementalité et à l’étatisation.

Technique et étatisation sont les deux côtés d’une même pièce. La conception instrumentaliste de la technique, chère pour l’Aufklärung, est indéniablement un point fort pour l’autonomie et la libération de l’humanité. Néanmoins les vies humaines, ainsi réduites aux signes calculables (mathesis) de population, sont sasies, appréhendées et sans cesse classifiées. Rien ne fait plus, semble-t-il, obstacle à la systématisation totale. Pourrait-on encore se demander qui parvient à y résister ?

III. A la recherche d’un point d’appui : solitude.

« Me voici donc seul sur la terre... ». Réitérons cette fameuse formule inaugure les Rêveries du promeneur solitaire. Car l’essentiel ici, c’est de méditer sur la solitude en tant que défence de soi, ou une résistance de soi contre la systématisation globale et technique du monde.

Nous avons déjà parlé de l’éducation comme technique: un éducateur n’a pas besoin d’être éduqué, mais seulement d’être capable de maîtriser les techniques pédagogiques. Si l’on exige qu’un éducateur soit vraiment éduqué ou formé avant de commencer sa carrière, l’on aboutit, nous semble-t-il, au paradoxe suivant : il faudrait former un éducateur de l’éducateur et ainsi de suite. On remonterait infiniment vers un hypothétique archi-éducateur. C’est un cercle d’une infinité vicieuse. Pour en sortir, il faut, premièrement, abandonner une représentation classique de l’éducateur éduqué par un autre éducateur déjà eduqué, et, deuxièmement, séparer la personne de l’éducateur et les techniques à acquérir. La technique, une fois établie et consolidée, sera valable pour toujours. Elle est elle-même un instrument, un dispositif dont n’importe qui peut se servir. Dans la mesure où l’éducation est un ensemble de tels dispositifs et de techniques pédagogiques, un éducateur, qu’il soit vraiment éduqué ou non, pourrait reproduire une éducation. Autrement dit, l’origine de l’éducation s’inclue ainsi dans la structure même de l’éducation.

De toute façon, nous sommes entièrement et immédiatement exposés à la technicité gouvernementale. L’enfant pris dans le système pédagogique subira inévitablement à une formation, une subjectivation qu’opère la technicité. L’individu en tant que sujet est constitué jusqu’au fond de sa subjectivité par l’ensemble des dispositifs de gouvernementalité. La technique étant ainsi intériorisée, il n’y a apparemment rien qui puisse nous protéger des techniques. Là est l’essence de la « crise » que nous traversons.

A cet égard, deux sorties de la crise se dessinent. Premièrement, abordons la question de l’autonomie du sujet : un sujet autonome agit indépendamment et sans l’ombre tutélaire. Or l’autonomie, telle que l’entendent Kant et la plupart des philosophes des Lumières, a deux secteurs : dans le secteur social, un groupe ou une collectivité sociale ne se subjuguent pas aux ordres qui viennent du dehors, ni n’imposent pas un tel ordre à un autre groupe social ; dans le secteur individuel, un homme éclairé, en atteignant à l’état de majorité, doit tout décider par lui-même.

Ce refus à la fois collectif et individuel de l’hétéronomie constitue le noyau des Lumières, de l’Aufklärung. Si un individu prend ses décisions tout seul et en toute sa responsabilité, s’il lui est nécessaire de décider en pleine solitude, c’est que l’indépendance et l’auto décision représentent le côté positif de la solitude.

Mais la deuxième sortie, négative cette fois, est un choc violent entre le Tout (l’univers entièrement technisé) et l’intimité propre de chacun, voire le soi-même. Si nous autres, post-modernes, avons une sensibilité adéquate aujourd’hui, il est possible de prendre conscience de la situation plus ou moins pénible, voire angoissante, dans laquelle nous sommes placés, entièrement exposés aux techniques de contrôle, aux insignifiances factices, aux fausses apparences de consensus : devant la présence écrasante de l’ensemble des technologies, chacun ne vit plus qu’une « vie nue », selon la formule du philosophe italien Giorgio Agamben. Il est vrai que le trait fondamental de notre époque est de banaliser ce choc entre la technicité et le soi : c’est plutôt l’indifférence qui règne. Le danger consisterait en ce que nous sommes plus ou moins habitués aux conséquences désastreuses de la technique industrielle et sociale, telles que « l’uniformisation des styles de vie, la programmation stéréotypée des productions culturelles, le caractère factice et planifié des idéaux politiques, la défiguration et l’épuisement de la terre, l’oblitération du sacré[12] ». La misère de l’époque et la destruction de l’humanité, certes. Mais ce sont tous des produits des sociétés historiquement déterminées. Ce que l’on voit comme une apparente misère postmoderne, c’est, plus spécifiquement, produit par la régulation du vivant, par le pouvoir qui prend la vie pour objet. Bref, il s’agit du problème général de la biopolitique. Dans cette ubiquité de la biopolitique et de l’étatisation sans frein, il est urgent de savoir situer le point d’appui d’une éventuelle résistance. C’est ce qui nous ramène à notre Jean-Jacques.

On sait que l’auteur des Confessions était, dans son temps, un personnage individuel, particulier, même singulier : son excentricité, qui frôlait quelquefois les dangers de l’exhibitionnisme et du masochisme, confère à Jean-Jacques un caractère exceptionnel dans la mesure où il semble constituer un cas limite. L’essentiel, cependant, c’est que la sensibilité excessive de Rousseau était telle qu’elle lui permettait de pressentir tout ce qui risquait, fût-ce virtuellement, d’advenir, c’est-à-dire les désastres à l’échelle planétaire de l’étatisation, de la biopolitique. S’il souffre d’un fantasme de persécution, s’il parle obstinément et sans cesse de l’hypothétique danger de la saisie de ses manuscrits que les « jésuites » guettent pour les falsifier, s’il dénonce le « système des Messieurs », le complot qui le surveille incessamment comme dans un panoptique, tous ces fantasmes de persécution et de surveillance en permanence témoignent d’un isolement extraordinaire. Jean-Jacques se sent seul, puisque c’est lui seulement, lui semble-t-il, qui sent le pouvoir politique pénétrer dans son for intérieur, dans son intimité secrète de subjectivation. C’est pourquoi, à l’inverse, il doit faire connaître tous ses secrets intimes en composant les Confessions. Jean-Jacque a voulu dire la vérité dans un abîme de solitude.

On voit bien que cette solitude redoutable est le résultat, non seulement du narcissisme maladif, mais aussi de la technologie de soi qu’a préconisé Rousseau lui-même dans l’Emile. La technique de soi se retourne-t-elle contre le soi-même ? Sans doute. Mais il nous faudrait tout relire l’œuvre de Rousseau dans cette optique afin d’en dégager un concept de résistence contre la technicité elle-même. Les Confessions, les Dialogues et les Rêveries sont tous, de ce point de vue-là, des textes fondamentaux qui ne cessent de nous bouleverser. Les techniques de soi et les techniques sociales y sont entièrement exposées et même révélées sous une forme que nous n’avons malheureusement pas encore su pleinement exploiter : l’autobiographie cherche des pratiques de résistance contre l’étatisation de soi : elle ne cesse de chercher désespérément une résistance possible dans différentes formes de vie.

L’orientation de recherche proposée portait ici sur l’Etat comme processus, c’est-à-dire l’étatisation. Elle permettait d’identifier un processus de subjectivation technique de soi. Il y a donc un seul et même processus de technicité à la fois social et individuel Ce sera le domaine de l’écriture, de l’autobiographie plus spécifiquement qui concernera la possibilité d’une quelconque résistance contre la technicité.

En guise de conclusion et pour ouvrir d’autres pistes de recherche sur la subjectivité, un épisode tiré des Confessions permet de présenter d’autres problématiques de souci de soi. Voilà l’épisode : Jean-Jacques, parlant souvent du « courage » de se montrer, de montrer ses propres sentiments, évoque une certaine Mme Vercalis ( Les Confessions, OC, I, p. 81-82). Or Mme Vercalis avait l’habitude de cacher ses propres sentiments pour analyser les sentiments des autres. C’est ces techniques interrogatoires et analysantes de Mme Vercalis que le jeune Jean-Jacques détestait. Car, d’apès ce dernier, il ne faut jamais que l’analyste manque du courage de se montrer. Or, le courage de se montrer, ne rappelle-t-il pas le dernier message de Foucault qui voulait préciser le concept de franc-parler (Parrhéssia) ? La solitude de l’autobiographe n’est donc pas sans rapports avec la remise en cause des techniques de soi en général.

SATO, Junji (Université de Hokkaido)



[] M.Foucault « Les mailles du pouvoir », Dits et Ecrits II, Gallimard, «Quarto», 2001, p.1008.

[] G.Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p.42.

[] M.Foucault, Naissance de la biopolitique : Cours au Collège de France, 1978-1979, Hautes Etudes/Gallimard/Seuil, 2004, p.71, la leçon du 24 janvier 1979.

[] M.Foucault « Sécurité, territoire et population », Dits et Ecrits II, Gallimard, « Quarto », 2001, p.721.

[] Ibid., p.722-723.

[] M.Foucault « La «gouvernementalité» », Dits et Ecrits II, p.653-654.

[] Voir, G.Deleuze, Pourparlers, Minuit, 1990, ch.16 et ch.17.

[] M.Foucault, Naissance de la biopolitique, p.79, la leçon du 31 janvier, 1979. Les mots soulignés le sont par nous.

[] M.Foucault « Les mailles du pouvoir », Dits et Ecrits II, p.1006.

[10] Toutes les citations rousseauistes désormais renvoient à l’édition en cinq volumes : Œuvres Complètes de J.-J. Rousseau, éditées par B.Gagnebin et M.Raymond chez Gallimard,dans la collection de « la Pléiade ». Nous signalons cette édition par le sigle : OC., suivi d’un chiffre romain qui en désigne le tome, et d’un chiffre arabe la page.

[11] La notion de « population » mériterait d’être interrogée pour elle-même. Or ce chapitre sur la « population » du Contrat social a longtemps échappé aux attentions des rousseauistes. Une analyse lucide, cependant, se trouve dans l’article de Michel Senellart : « La population comme signe du bon gouvernement », Rousseau et la philosophie, sous la direction d’A.Charrak et J.Salem, Publication de la Sorbonne, 2004.

[12] M.Froment-Meurice « L’art moderne et la technique », Cahier de l’Herne : Heidegger, L’Herne, 1983, p.334.

Sur un concept de société chez J.J.Rousseau (1)

L’expérience de l’instant :
J.-J. Rousseau ou la scène originaire de la modernité

Junji Sato (l'Université de Hokkaido, Japon)

« Parler d’origine et de degré zéro commente en effet l’intention déclarée de Rousseau et elle corrige sur ce point plus d’une lecture classique ou précipitée. Mais en dépit de cette intention déclarée, le discours de Rousseau se laisse contraindre par une complexité qui a toujours la forme du supplément d’origine. Son intention déclarée n’en est pas annulée mais inscrite dans un système qu’elle ne domine plus. Le désir de l’origine devient une fonction indispensable et indestructible mais située dans une syntaxe sans origine. »

(J. Derrida, De la grammatologie, p.345)

L’impossibilité de l’origine et la logique de la scène

L’origine de l’histoire échappe à l’histoire elle-même, puisque ce qui en constitue l’originalité ne saurait, par définition, se situer sur le plan de l’ historicité : l’origine ne doit pas avoir d’histoire précédente, elle aura donc eu lieu absolument ailleurs, hors de la répétition. Mais, inversement, l’histoire ne devrait commencer qu’en suspendant ses rapports avec son origine : l’origine n’étant pas inclue dans l’histoire, le commencement presque originaire de toutes les répétitions doit être, pour reprendre le terme derridien, ce qui supplée à l’origine impossible. Un supplément, puisque c’est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’histoire, aussi inclu qu’exclu. Le livre fondamental de Derrida, De la grammatologie, n’a pas seulement dégagé, à travers cette notion de supplémentarité de l’origine la problématique du phallogocentrisme en général. Elle a aussi éclairci la structure d’un problème séculaire des études rousseauistes en particulier. Car grâce à la réflexion derridienne, on a pu approfondir la compréhension de l’impossibilité d’un passage de « l’ état de nature » (c’est-à-dire l’avant de l’histoire, les pures répétitions pré-originaires) à « l’état de société» (de même, l’après de l’histoire, les développements des passions).

Rousseau nous semble avoir la conscience de ce qu’est le paradoxe de l’origine quand il parle, par exemple, d’une impossible naissance de la parole humaine dans le Discours sur l’origine de l’inégalité. Mais il n’en tentait pas moins de « séparer l’originalité de la supplémentarité» (Derrida). D’où vient, faut-il le rappeler, toutes les séries de singularité de la pensée de J.-J. Rousseau. Il y a, chez lui, un désir de parler d’origine, mais ce désir est inévitablement né d’un plus grand désir, sans doute celui de l’Autre, qui ne cesse d’estomper l’origine. Dans toutes les activités théoriques de Rousseau, ce double jeu de désir s’opère de part en part. Celui qui parle d’une origine ne saurait donc éviter le caractère, sinon fictif, du moins hypothétique du point zéro. Comment pourrait-on penser l’origine autrement qu’en y suppléant une quasi-origine, un fantôme-supplément du point zéro? L’origine, c’est un état « qui n’existe plus, déclare la préface du Discours sur l’origine de l’inégalité, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent[] ».

Cependant, tout le paradoxe de l’origine n’est pas évidemment limité au commencement absolu de l’historicité ou de l’état de société, c’est-à-dire de la culture. Rien n’est, logiquement, épargné. Une époque, après avoir été une fois constituée et reconnue comme telle, a besoin, après-coup, d’une hypothèse de sa naissance, ou d’un mythe qui puisse légitimer sa rupture par rapport à l’époque prédédente. Le cas privilégié de ce besoin, c’est celui de la modernité, puisque le trait fondamental en est un désir indomptable d’être toujours nouveau. « Il faut être absolument moderne », disait Rimbaud. Etre moderne sans appel, sans comparaison, l’absolu moderne, c’est être toujours nouveau, être en rupture avec le passé. Un homme moderne, c’est plutôt un Zeus parricide qui tue Chronos (le Temps) qu’un Saturne qui dévore ses propres enfants, c’est-à-dire la génération à venir. Et l’on peut penser que celui qui se rompt totalement de tout ce qui l’a précédé, devrait désormais se créer à partir du zéro en anéantissant les mémoires culturelles et traditionnelles. Une création perpétuelle de soi implique donc nécessairement un certain oubli. C’est pourquoi la modernité inscrit dans sa consistance même un oubli de sa propre origine. L’histoire de la modernité est, en ce sens, l’histoire d’un oubli, d’une mystification de la problématique de l’origine.

Il en résulte une nécessité de reconsidérer Jean-Jacques Rousseau qui, se situant au seuil de la modernité, s’est inlassablement interrogé sur l’hypothétique origine de la société[]. L’importance de l’invention rousseauiste consiste en ceci : pour échapper à la logique de supplémentarité de l’origine, il recourt à une mise en scène originaire, à une dramatisation imagée de l’origine. Mais il faut bien comprendre qu’il ne s’agit nullement d’une quelconque nécessité rhétorique, ni d’une fidélité au mimèsis séculaire, mais d’un acte invisible de la fondation elle-même. Ce que Rousseau tente de présenter, c’est l’image en mouvement d’un acte qui sous-tend virtuellement l’origine. D’où cet énoncé qui reste philosophiquement crucial : « Avant donc que d’examiner l’acte par lequel un peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai fondement de la société []». Un peuple devient tel par l’acte de décréter sa naissance. Une origine se fonde, se crée, par l’action de sa propre virtualité qui précède.

La question à laquelle nous aimerions répondre est celle-ci : comment J.-J. Rousseau, l’un des premiers penseurs à avoir conscience de la rupture radicale des temps modernes par rapport aux temps précédents, a-t-il pu concilier cette absence de fondement avec ses idées sur la nature de l’homme et sur l’origine des droits? Quel agencement doit-on concevoir entre la rupture et la série de mises en scène de l’origine ? Pour y répondre, nous empruntons un schème à la psychanalyse : la scène primitive ou originaire. Comment la psychanalyse définit-elle le concept de scène ? On sait qu’il s’agit de deux événements chronologiquement séparés, le premier étant incompris, oublié et effacé pour être ensuite repris, après coup, dans l’élaboration du second événement. Mais le premier événement n’est pas la cause du second : entre ces deux, il n’y a pas de relation de cause à effet, mais une reprise, une répétition. Car la scène primitive est reprise et actualisée dans le second événement. En ce qui concerne le concept de scènes primitives, il est nécessaire de reprendre les formules de l’étude fondamentale de Laplanche et de Pontalis, étude dont nous supposons la lecture préalable, et à laquelle nous nous référons constamment dans cette étude. Quitte à la simplifier, disons que la scène primitive devient elle-même un indice ( un « petit bruit », pour prendre un cas rapporté par Freud) ou une trace minime à partir de laquelle s’élabore toute formation fantasmatique ultérieure ( le petit bruit entraîne des angoisses, des crises paranoïaques ). Ainsi Laplanche et Pontalis concluent-ils que « l’origine du fantasme est intégrée dans la structure même du fantasme originaire []». Le fondement est actuellement inclus dans la structure.

Le fondement se trouve ainsi suspendu dans le vide, de sorte qu’il n’est plus possible de le situer dans une série temporelle, dans une chronologie. Schématiquement parlant, nous aimerions dire ceci : si quelqu’un, au début des temps modernes, savait penser d’une telle façon, c’est sans doute le Jean-Jacques Rousseau du Discours sur l’origine de l’ inégalité (1756). C’est autour de cette impossibilité de situer l’origine dans le temps, d’installer l’état de nature dans l’histoire humaine, que Jean-Jacques a fait tourner sa théorie historique. Car il s’agit moins d’une fiction théorique que d’une tentative de dépasser le temps chronologique. L’état de nature se situe dans l’absence, en dehors de la chrono-logique ; il est hors du temps. Entre la nature et la civilisation, il n’y a pas de rapport causal, ni réel, mais seulement un rapport virtuel et logique.

Mais l’absence de rapports réels ne signifie pas forcément le silence, ni le néant absolu. Rousseau tente, au contraire, de mettre en scène la naissance d’une communauté, et ce à plusieurs reprises. Nous aimerions analyser à présent des scènes relativement peu connues, mais qui n’en sont pas moins significatives, dans le ch.VI du livre I du Contrat Social et dans le « Lévite d’Ephraïm ».

Une thématique de l’instant : Du «Lévite d’Ephraïm » au « Contrat social »

En juin 1762, le Parlement a condamné l’Emile, et décrété la prise de corps de l’auteur. Et Rousseau de partir en exil. C’est sur la route qu’ il a commencé à réécrire un épisode biblique (les Juges, 19-21). Il s’agit d’un récit terrible qui raconte une guerre fratricide de punition et de vengeance des Israélites contre les Benjaminites, une tribu israélienne. En voici le récit de la Bible : un lévite part en voyage avec sa concubine ; lorsqu’ils passent une nuit dans la ville de Guibéa, une bande de voyous benjaminites viole la femme, qui sera retrouvée morte le lendemain. Le lévite en rage décide de couper le corps de sa femme en 12 morceaux pour les envoyer aux 12 tribus d’Israël. Les israélites jusque là sans roi ni loi, donc divisés et dispersés, se rassemblent en raison de l’indignation générale suscitée par ces terribles envois. Une cruelle guerre de vengeance est déclenchée contre les Benjaminites, qui se voient bientôt au bord de l’anéantissement, de l’extermination totale. A ce moment de la narration biblique, advient une soudaine cessation de combat : les israélites ne supportent plus la guerre fratricide. La tribu de Benjamins, ainsi pardonnés, acquièrent les filles de Silo, et, enfin, s’assurent le droit d’exister.

Comment ce récit biblique a-t-il pu fasciner Jean-Jacques en fuite au point d’en écrire une version personnelle ? Cette question fait couler beaucoup d’encre chez les rousseauistes, mais notre intérêt est un peu plus général que celui suscité par des lectures purement interprétatives. Ce que nous voudrions étudier ici serait moins une interprétation biographique et psychanalysante qu’une description de l’agencement des textes rousseauistes en 1762. De quel agencement s’agit-il ? De rien d’autre que de celui Du Contrat social. Car les deux textes, le Lévite et le Contrat, concernent en fait, et d’une manière profonde, le fondement du contrat social en particulier et la constitution d’une communauté en général.

Analysons de plus près le récit effroyable du « Lévite». L’absence des rois et l’absence de la famille se démarquent donc dès le début du récit. Reste la loi morale : celle de l’hospitalité. De même que le père de la femme accueille chaleureusement le lévite, un vieillard inconnu l’invite gentiment chez lui avec sa femme dans la ville de Guibéa, qui se situe un peu au nord de Jérusalem, dans le territoire de Benjamin, prospère et hostile aux autres. A travers ces deux cas, on peut constater que la loi de l’hospitalité est toujours efficace même dans l’anarchie. Mais qu’en est-il de l’efficacité de cette fameuse loi pour les hors-la-loi ? Quelle efficacité universelle de la loi peut-on attendre ? De là, la scène devient sombre et tragique : les voyous benjaminites, sourds à toutes les tentatives d’entamer une discussion raisonnable manifestées par le lévite et le vieillard, finissent par aggresser la femme du lévite. La justice sans force est impuissante, disait Pascal. Comment retrouver l’autorité universelle de la loi, sinon par la reconstitution d’un pouvoir efficace de la justice, d’un pouvoir législatif, constitutionnel ? Voilà le sujet central du récit.

Il faut donc reconstituer un pouvoir qui puisse mener des opérations de châtiment, de violence punitive. Pour ce faire, il faut d’abord réunir les israélites dispersés pour que se constitue un peuple identique à soi et, de plus, conscient de sa propre identité à soi. Un peuple, comme nous l’avons vu, c’est le point crucial de la théorie politique des temps modernes : c’est un groupe humain qui sait qu’il est un peuple, qui sait promettre aux autres la fidélité à sa propre identité, à sa présence à soi. Ce qui est en jeu ici, c’est la constitution d’un tel peuple, d’un tel sujet. Ce qui nous semble fascinant dans le texte de l’Ancien Testament, et qui aura sans doute fasciné Jean-Jacques, c’est la dramatisation (Darstellung) extraordinaire de cette problématique. Comment consituer un sujet ? La réponse est stupéfiante : envoyer les parties du corps aux tribus. Un mystérieux projet : la femme morte volera en éclats. Suivons donc la scène selon la version rousseauiste qui décrit soigneusement le processus marqué comme suit :

« Dès cet instant, occupé du seul projet dont son âme était remplie il fut sourd à tout autre sentiment ; l’amour, les regrets, la pitié, tout en lui se change en fureur. L’aspect même de ce corps, qui devrait le faire fondre en larmes, ne lui arrache plus ni plaintes ni pleurs. Il le contemple d’un œil sec et sombre ; il n’y voit plus qu’un objet de rage et de désespoir. Aidé de son serviteur, il le charge sur sa monture et l’emporte dans sa maison. Là, sans hésiter, sans trembler, le barbare ose couper ce corps en douze pièces ; d’une main ferme et sûre il frappe sans crainte, il coupe la chair et les os, il sépare la tête et les membres, et après avoir fait aux Tribus ces envois effroyables, il les précède à Maspha, déchire ses vêtements, couvre sa tête de cendres, se prosterne à mesure qu’ils arrivent et réclame à grands cris la justice du Dieu d’Israël[]. »

Le passage à l’acte se fait en un instant (« dès cet instant... »). Désormais le mot instant se répète, comme nous allons le voir, avec une assiduité presque étrange, inquiétante même. Du coup, envoyer le corps morcelé en fragments, envois terribles, c’est donc expédier autant de lettres. Le lévite est ainsi destinateur, puisqu’il a écrit des lettres à ses destinataires. Couper le corps, c’est écrire, pour ainsi dire, une sorte de lettre fragmentée. Des lettres en fragments sont envoyées aux destinataires dispersés. Alors, la dispersion se transforme en assemblement ou rassemblement. La fragmentation est donc un assemblage, la mise en pièces signifie en même temps un rassemblement. Les lettres, comme un alphabet, s’articulent et coupent une phrase, mais il s’agit en même temps de réunir les parties en une autre phrase intégrale : découpage et assemblage, articulation et rassemblement, voilà le jeu de l’écriture.

Choquées par la dispersion des fragments du corps féminin les tribus israélites s’assemblent. La scène est à Mispa ( Maspha selon Rousseau) où a lieu une réunion générale. Or devant ces 12 tribus retrouvées, le lévite doit résumer ce qui est advenu à lui et à sa femme :

« Alors le lévite, s’étant présenté dans un appareil lugubre, fut interrogé par les anciens devant l’assemblée sur le meurtre de la jeune fille, et il leur parla ainsi : (...) Peuples du Seigneur, j’ai dit la vérité ; faites ce qui vous semblera juste devant le Très-Haut.
A l’instant il s’éleva dans tout Israël un seul cri, mais éclatant, mais unanime... (...) Les membres de la jeune femme furent rassemblés et mis dans le même sépulcre, et tout Israël pleura sur eux[].
»

L’unanimité, c’est-à-dire l’identité intégrante, se fait d’un seul coup, en un instant. Je voudrais donc insister sur les emplois étrangement réitérés du même mot instant : c’est une modification que Rousseau a apportée au texte original biblique, modification minime, certes, mais qui n’en déplace pas moins le dispositif narratif du texte original. La première occurrence du mot instant marque le moment de la détermination du lévite à mettre en pièces le corps de sa femme : c’est donc une référence à une volonté particulière, individuelle. Par contre, la deuxième marque la reconstitution d’une communauté israélite : c’est une référence à une volonté unanime, à une volonté générale.

L’instant comme une expérience de l’impossible

Poursuivons donc cette analyse en nous focalisant sur l’instant qui nous paraît symptomatique dans le texte de Rousseau. La dernière occurrence dans le texte nous semble décisive pour notre propos. Décisive, parce qu’il s’agit d’une séquence finale entièrement inventée par Jean-Jacques. Ce n’est plus la réécriture d’un récit biblique, mais un ajout très personnel : Rousseau invente un personnage supplémentaire, une jeune fille qui s’appelle Axa, fille de la tribu de Silo, fiancée à Elmacin. La tragédie pour Axa et pour toutes les jeunes filles de Silo, c’est que la communauté israélite avait décidé de les livrer aux survivants benjaminites afin de ressusciter leur tribu au bord de la complète disparition. Une communauté devait ainsi être sauvée par le rapt de ces filles. Pour le texte biblique, c’est purement et simplement un rapt, un viol collectif. Mais pour Rousseau, décidément plus moderne, il est nécessaire d’inventer un processus de consentement. D’où vient le discours du père d’Axa par lequel la jeune fille se persuade de la nécessité irrésistible des lois communautaires :

« Sa voix faible et tremblante (celle d’Axa) prononce à peine dans un faible et dernier adieu le nom d’Elamcin qu’elle n’ose regarder, et se retournant à l’instant demi-morte, elle tombe dans les bras du Benjaminite[]. »

Le discours paternel demande un sacrifice de la part de sa fille, au nom de la communauté : le père peut-il parler autrement à sa fille ? Le père et son discours représentent ainsi une fonction essentielle de la communauté en général : maintenir la distribution et la circulation des femmes. Axa a tout compris, ou presque. Mais elle n’arrive pas à s’exprimer ni par le langage des signes, ni par des gestes ; ce à quoi elle a consenti reste à jamais inexprimable, ineffable, au-delà de la parole. C’est pourquoi, à l’instant, presque évanouie, elle « tombe dans les bras du Benjamite » comme elle tomberait en syncope. Voilà, encore une fois, Rousseau scande le récit par une insistance symptomatique sur l’instantanéité. Non parce qu’il n’y a pas à dire, mais parce qu’il y a trop à dire : trop de choses toutes en contradictions, réclamant toutes en même temps la raison en un instant.

Aussi une dernière référence à l’instant concerne-t-elle le fondement même d’une communauté en général et la structure phallogocentrique, pour reprendre l’expression derridienne. Cette question, dont la gravité est extrême, nous mènerait trop loin. Nous voudrions plutôt terminer cette lecture symptomatique de l’instant rousseauiste. Les références à l’instant que nous avons poursuivies expriment toutes un changement soudain d’état, un événement, une transformation rapide comme l’éclair. Ce sont des moments de passage : d’un sujet passif à un sujet actif ; de l’absence de communauté à la constitution d’un peuple. Toutes les références à l’instant que nous venons de citer marquent autant de ruptures. Là où il y a une rupture, il y a un commencement et une fin, simultanément. Mais comment séparer ce commencement et cette fin s’ils existent en même temps ? Comment penser le paradoxe de l’instant, de la rupture et de l’origine en général ? Et ce paradoxe, on le sait bien, hante toute la pensée sociale et historique de Rousseau depuis Le discours sur l’origine des inégalités jusqu’à Du Contrat social. Et peut-être même au-delà. S’il y a une rupture radicale entre l’état de nature et l’état de société, il y a aussi un poin nodal, point d’organisation : le « contrat ». Le moment de contracter, c’est l’instant où s’actualise une intersubjectivité virtuelle. C’est à partir de ce moment qu’existe une communauté politique. Là est précisément la question du Contat social :

« Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout[]. »

Le Contrat social, que Rousseau avait publié comme nous l’avons vu, juste avant la rédaction du Lévite d’Ephraïm, formule ainsi le premier contrat, le premier serment réciproque des individus pour former une société légitime et nouvelle. La formule est en effet célèbre pour l’aliénation totale, le don absolu de soi au tout, et le contre-don, le renvoi totale de la part du tout, du corps politique. Il faut ici remarquer le trait spécifique de la langue de ce serment, sa rhétorique, parce qu’il s’agit de l’acte de jurer, d’une promesse qui appartient donc à la catégorie du performatif. Rousseau écrit ce sermon en caractères italiques, parce qu’il aura supposé que ce sermon sera lu publiquement, tout haut, à haute voix. Rousseau l’indique sur le mode du discours direct. La promesse est lue et, simultanément, approuvée. Il ne serait peut-être pas abusif de se représenter ce contrat comme une mise en scène théâtrale au cours de laquelle tout le monde prononce cette formule en même temps, en chœur, en harmonie. C’est là, une scène de l’avènement du sujet. Or qu’est-ce qu’un sujet ? C’est avant tout celui qui a non seulement une identité, mais aussi une fidélité, si l’on peut dire, à cette même identité : l’identité en elle-même n’est pas suffisante, il faut en un sens temporaliser cette identité à soi, maintenir, supporter l’identité dans le temps. C’est la fonction d’une fidelité à soi, grâce à laquelle un sujet pourrait enfin être présent à soi-même. Sans identité consistante, aucune promesse, aucun engagement ne serait donc possible. C’est pourquoi quand Nietzsche a définit l’être humain comme un animal qui peut promettre, faire une promesse, il l’a définit comme sujet. Le sujet se répète donc : il répète sa propre identité, sa re-présentabilité, son « itérabilité » au sens derridien du terme. En un mot, on répète la signature. Tout cela, Rousseau l’avait compris, sinon explicitement, du moins d’une façon implicite. D’où immédiatement, l’alinéa suivant :

« A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté[]. »

La cité, polis, ou la république se fonde ainsi. On peut y voir, de nouveau, une référence plutôt dramatique à l’instant. Dramatique, parce que là est une scène originaire de la société nouvelle : la promesse est un acte performatif, une fois prononcée, à l’instant même, c’est déjà réalisé. Dès ce moment, le moi devient commun pour tous les membres d’une communauté. Une communauté est ainsi constituée d’un seul coup, sans processus de constitution. Ce n’est pas un passage d’un état à l’autre, ni une élaboration qui s’opérerait, mais une transformation globale et le devenir instantané qui sont décrits dans la scène originaire du Contrat Social. Originaire, parce que l’origine est avant tout et spécifiquement une coupure dans le temps, une rupture, une césure. C’est que la constitution d’un contrat social se fonde, en fin de compte, sur la distinction temporelle, ou sur la distribution du précédent et du suivant, de l’avant et de l’après. La structure temporelle ne conditionne pas la fondation d’un contrat. Au contraire : c’est le contrat lui-même qui conditionne la temporalité à l’intérieur d’une communauté, en anéantissant son passé.

A ce point d’arrivée, il est sans doute possible d’agencer l’expérience de Rousseau avec ce qui s’est passé sur le plan théorique dans la période 1945-1968. Prenons par exemple la pensée de Deleuze, et spécifiquement son concept de loi dans La Présentation de Sacher-Masoch (1967), qui déconstruit la position lacanienne. Si Kant a inauguré (avec Sade) la vraie modernité, par quel indice peut-on reconnaître la modernité en la distinguant de l’ancienne pensée? Deleuze y répond comme suit :

« Kant dit lui-même que la nouveauté de sa méthode est que la loi n’y dépend plus du Bien, mais au contraire le Bien de la loi. Cela signifie que la loi n’a plus à se fonder, ne peut plus se fonder sur un principe supérieur d’où elle tirerait son droit. Cela signifie que la loi doit valoir par elle-même, et se fonder sur elle-même, qu’elle n’a donc pas d’autre ressource que sa propre forme. C’est la première fois, dès lors, qu’on peut , qu’on doit parler de LA LOI, sans autre spécification, sans indiquer un objet[10]. »

L’essence de la modernité consiste ainsi en son concept nouveau de la Loi. La « loi » au singulier, au lieu des lois plurielles. Si l’on parle « des lois », c’est qu’il y a quelque chose qui les commande, du dehors, du transcendant, puisque des lois ne peuvent que se dériver du Bien suprême, du fondement transcendantal et universel. Mais la modernité n’a plus besoin de ce fondement, parce que la loi se fonde soi-même : il n’y a plus que de l’acte de fondation, mais pas de fondement. Ce qui est présent, c’est uniquement l’absence de fondements.

Or, au travers l’emploi réitéré du mot : instant chez Rousseau, le texte se meut sur le même espace que celui de Kant. La fondation du contrat social se fait en un instant. Il y a donc un saut pradoxal. Dans cette scène de la fondation, les membres de la communauté, rappelons-le, donnent leur promesse à eux-mêmes. La promesse de se donner, l’ « aliénation totale » selon le mot de Rousseau, c’est vider le soi-même, le rendre zéro. Se donner son propre fondement, se contracter avec soi-même, c’est se suspendre dans le vide. Cela ressemblerait à une syncope telle que le montre le tragique geste d’Axa dans le Lévite d’Ephraïm. Mais il s’agit là de l’essence même, nous semble-t-il, du Contrat social. En fin de compte, c’est Jean-Jacques qui avait élaboré, avant Kant, la condition nécessaire pour la situation moderne. C’est qu’il voyait clairement le vide sur lequel notre existence et notre être, se trouvent suspendus.

Conclusion

Notre lecture orientée sur la série symptomatique des instants met l’accent sur le fait que l’imagination de Rousseau est hantée par le paradoxe de l’origine, l’expérience de la rupture.

De cette expérience que l’on pourrait appeler celle de l’instant, de cette expérience de l’impossible, faut-il conclure, tel que le ferait un Habermas, que la difficulté théorique de Rousseau tient à son incapacité de constituer une volonté générale par un processus de discussions consensuelles et de communications publiques, bref par un usage de la raison ? Non, sans doute. Ce qu’il faut comprendre, c’est que, si l’on veut ressaisir de près en quoi consiste la signification des répétitions étrangement insistantes de l’instant chez Rousseau, si l’on veut caractériser une expérience comme celle-ci, alors il faudrait la comparer à la signification de l’expérience essentiellement esthétique. Car l’expérience de l’art ne se constitue pas toujours par un processus de discussions ou d’observations ordinaires, mais par une intuition essentielle qui n’est pas tout à fait exprimable, qui dépasse la langue, mais qui, en même temps, peut se partager, se toucher. C’est le cas du sublime. C’est une expérience tout à fait intelligible mais privée de communicabilité : c’est parfaitement partageable, mais totalement singulier. Il ne faut pas partir d’une communication, au contraire : il faut commencer par l’expérience essentielle. Il faudrait donc entendre la voix silencieuse du corps mutilé de la femme du lévite, le gémissement presque muet de la jeune fille de Silo, Axa, pour ne pas oublier le sacrifice caché des femmes et les violences faites aux femmes. L’espace public et transparent chez Kant, par exemple, a complètement oublié, ou mieux refoulé, cette violence originaire. C’est à Rousseau, par contre, qu’est advenue une mémoire immémorable, une réminiscence non seulement de ce qui s’est passé à l’origine, mais aussi de ce qui se répète virtuellement. C’est une expérience fondamentale chez Rousseau, ou mieux, une expérience fondamentalement moderne.



[] J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, t.III, p. 123.

[] L’enjeu philosophique de la pensée de Rousseau est capital, malgré toutes les insuffisances des études rousseauistes et tous les malentendus, malveillants ou naïfs, malgré, enfin, une « scandaleuse sous-estimation » (A. Badiou, Logiques des mondes, Seuil, 2006, p.575) de Rousseau à la manière d’un Heidegger. Sur ce point précis et sur toute la problématique de mimèsis ou de Darstellung de l’origine, nous nous référons à la lecture très pertinente de Ph. Lacoue-Labarthe, Poétique de l’histoire, Galilée, 2002.

[] J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Livre I, ch.V, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, t.III, p. 359.

[] « En effet le fantasme invoqué par la patiente reproduit dans l’actuel l’indice de la scène primitive, cet élément à partir duquel a pu prendre toute l’élaboration ultérieure. Autrement dit, l’origine du fantasme est intégrée dans la structure même du fantasme originaire » (Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Fantasme originaire, Fantasme des origines, Origines du fantasme, Hachette, 1985, p.50).

[] J.-J. Rousseau, Œuvres Complètes, Gallimard-NRF, 5 vols, 1959-1995, t.3, pp.1215-1216. Le mot est souligné par nous.

[] Ibid., p.1216. Les mots sont soulignés par nous.

[] Ibid., p.1223. Le mot est souligné par nous.

[] Du Contrat social, Œuvres complètes, op.cit., t.III, p.361. Les mots soulignés le sont dans le texte.

[] loc.cit.,Le mot souligné l’est dans le texte.

[10] Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Minuit, 1967, p.72.